MISSION D'EXPERTISE SUR L'AVENIR DE LA CHIRURGIE EN FRANCE
ENTREVUE AVEC LE PROFESSEUR JACQUES DOMERGUE
(5 novembre 2002)

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1. LA MUTATION DE LA DISCIPLINE CHIRURGICALE

Depuis 15 ans, la chirurgie française est en mutation.

a) Cette mutation est d'abord humaine.

Le chirurgien intervient maintenant au sein d'une équipe pluridisciplinaire composée de médecins, d'infirmières en théorie spécialisées, d'ingénieurs...Mais selon qu l'on exerce en clinique, en CHU ou dans un centre hospitalier, les qualifications sont souvent différentes en particulier pour les infirmières. Quant à la diminution drastique du nombre des internes et, plus généralement, des statuts juniors, elle modifie les équilibres générationnels de l'équipe.
Dans cette équipe opératoire, le champ de la responsabilité du chirurgien a été transformé. Vis-à-vis de l'opéré, les changements législatifs récents concernant l'information et la responsabilité génèrent des incertitudes voire des inquiétudes profondes. Vis-à-vis de l'équipe, le chirurgien est-il capitaine, chef d'orchestre ou premier violon ?

b) La mutation de la chirurgie est aussi technologique.

L'irruption des écrans et des ordinateurs, le développement de l'endoscopie et de la robotique, celui des prothèses et des implants de plus en plus miniaturisés et opérationnels a radicalement transformé l'exercice chirurgical. La médiatisation de ces technologies influence la demande des patients. Pour le chirurgien, pour l'équipe, les problèmes de formation, de disponibilité liés au coût induit, la place de l'évaluation sont autant de facteurs de changement.

c) La mutation est organisationnelle.

Les schémas régionaux ont concentré sur les services d'accueil et d'urgence, presque tous publics, la prise en charge de la permanence chirurgicale. La complexité des interventions lourdes justifie des liens nouveaux avec les secteurs de réanimation et d'imagerie médicale. Dans le même temps, l'évolution des techniques d'anesthésie et la demande des patients ont provoqué le développement de la chirurgie ambulatoire. Ces transformations organisationnelles qui définissent de nouveaux territoires d'action et de responsabilité n'ont que rarement impliqué les chirurgiens hospitaliers qui en ont été souvent plus spectateurs qu'acteurs.

d) Enfin, la demande chirurgicale est elle-même en mutation.

Ce que la DREES appelle la chirurgie fonctionnelle (cataracte, chirurgie prothétique articulaire, hernie, éveinage...) constitue, avec le vieillissement de la population, une part croissante de l'activité chirurgicale.
Avec plus de 1 100 000 séjours, la chirurgie fonctionnelle constitue maintenant le quart de l'activité chirurgicale française. La demande se diversifie en fonction, notamment, de l'information mise à disposition de l'opéré. Cette chirurgie fonctionnelle est prise en charge au trois quart par le secteur privé. En urgence l'hôpital constitue le recours privilégié.

 

2. DEMOGRAPHIE CHIRURGICALE : COMBIEN DE BISTOURIS


a) La démographie des chirurgiens connaît des caractéristiques voisines de la démographie médicale générale. Féminisation et vieillissement y sont constatés. La diminution, déjà évoquée, du nombre des internes et des juniors déplace la courbe de Gauss alors que la contrainte de la permanence augmente la pénibilité. La diminution déjà sensible du nombre de chirurgiens dans de nombreuses spécialités est d'autant plus perceptible que la spécialisation et l'hyperspécialisation ont caractérisé l'action chirurgicale notamment dans les hôpitaux publics.


b) Les errances de la répartition et de la distribution des spécialistes chirurgicaux aggravent le phénomène. Cela est d'autant plus perceptible que la complémentarité entre spécialités fonctionnelles n'existe pas toujours. Ainsi, dans la région Centre, 2 anesthésistes sur 3 exercent à l'hôpital public alors que 2 chirurgiens et 2 obstétriciens sur 3 travaillent en ville.


c) La réduction du temps de travail et l'application des directives européennes, dans des calendriers souvent irréalistes, conduisent globalement à une diminution de 20% du temps médical. Pour la chirurgie, les conséquences en sont d'autant plus perceptibles que l'on assiste à l'émergence salutaire de la notion d'équipe opératoire. Dans cette équipe, outre le ou les chirurgiens, interviennent anesthésistes, infirmières IADE et infirmières IBODE, notamment. La raréfaction du temps de travail de ces professionnels survient alors que dans le même temps ont lieu des transferts d'activité liés aux restructurations du secteur privé et à la planification du secteur public. Cela engendre des inadéquations croissantes entre l'activité et les moyens disponibles.


3. L'ORGANISATION TERRITORIALE DE LA CHIRURGIE

a) Le secteur d'hospitalisation chirurgicale privé.

On sait que la France dispose d'un pourcentage de spécialistes de 20% supérieur aux autres pays européens. L'autre particularité est l'existence d'un secteur d'hospitalisation privée qui est, par son importance et son rôle, unique en Europe.
Le secteur privé se transforme, se restructure d'autant plus fortement qu'interviennent des offreurs de soins qui rachètent, regroupent et réorganisent les établissements hospitaliers privés.
Dans le même temps, la planification des SROS cherche à remodeler les structures hospitalières. La conséquence de ces actions consiste en des transferts non maîtrisés d'activité. En obstétrique, on assiste à des transferts d'activité notamment à partir de la fermeture de petites maternités privées. Ces flux nouveaux qui se dirigent vers des maternités publiques ont un impact indirect sur la chirurgie par l'investissement nécessaire en temps d'anesthésie.

b) Chirurgie programmée, chirurgie d'urgence.

Dans le nouvel équilibre qui se crée, la tendance est de voir se concentrer la chirurgie organisée, programmée, dans les cliniques et la chirurgie d'urgence contraignante et plus exigeante en moyens humains, dans les établissements hospitaliers publics. Finalement, le développement très important de l'hospitalisation de jour dans les cliniques privées ne témoigne que du développement de l'activité particulièrement programmée dans ce secteur. Cette dualité entre la répartition de l'activité programmée et celle de l'urgence pourrait finalement être légitime si elle ne risquait pas d'induire à court terme une perte de compétence et de qualité. N'est-il pas naturel que le jeune chirurgien compétent choisisse un exercice organisé dans un établissement privé plutôt que devoir assumer les difficultés et les contraintes de l'urgence ?

4. L'IMPACT DES NORMES : L'EXEMPLE DE L'ANESTHESIE

Parler de l'avenir de la chirurgie est évidemment indissociable de l'évocation de celui de l'anesthésie. Depuis plus de 10 ans, sous l'action de ses représentants scientifiques et syndicaux, l'anesthésie a obtenu des normes réglementaires sévères à visée sécuritaire. Salle de réveil, consultation de pré anesthésie ont été normalisées. On ne peut que se féliciter de ces choix. Pour autant, comme tout appareil normatif, le curseur doit être déplacé en tenant compte d'exigences qui sont parfois contradictoires. Parallèlement à cette évolution réglementaire, l'organisation de l'anesthésie a évolué vers un mode de plus en plus tayloriste. Sans remettre en cause l'organisation pluridisciplinaire des blocs opératoires, il est nécessaire de constater que le fonctionnement actuel des activités de chirurgie hospitalière est rendu plus difficile par certains choix d'organisations catégorielles


5. LES PROPOSITIONS

a) Démographie des professionnels

Des mesures rapides doivent être prises concernant les flux des professionnels intervenant dans l'équipe opératoire. Il en est, bien sûr d'abord des chirurgiens. L'augmentation du nombre des internes DES est une priorité. Au delà, une réflexion sur les statuts juniors en chirurgie est nécessaire. De la même façon, concernant les flux d'IADE et d'IBODE, un renforcement du nombre d'entrées dans les écoles est indispensable. Dans le même temps, l'évolution de leurs rôles et de leurs responsabilités doit être revue. L'allongement du temps de formation initiale de ces infirmières spécialisées, leur rôle croissant dans les blocs opératoires le justifie.

Ces actions sur les flux doivent être accompagnées d'une action sur la répartition et la distribution des spécialistes intervenant dans le champ de la chirurgie, de l'anesthésie et de l'obstétrique. Les solutions trouvées devront tenir compte du fait que les inégalités intra régionales sont souvent beaucoup plus importantes que les inégalités interrégionales. Des mesures équitables de reprises d'ancienneté doivent être proposées aux chirurgiens libéraux souhaitant venir travailler à l'hôpital. Au-delà, une prospective est nécessaire par territoire et spécialités pour définir les flux compte tenu des missions de chaque secteur.

b) Agir sur la motivation chirurgicale

Divers indicateurs, notamment s'agissant du choix des jeunes en formation de
3ème cycle, témoignent d'une baisse de motivation vers la discipline chirurgicale. Agir sur la motivation est une urgence. A l'hôpital, elle ne peut se résumer à une amélioration des conditions statutaires et des conditions de rémunération. Même si celles-ci sont légitimes, elles seraient sans effet si ne sont pas développées des projets chirurgicaux au sein d'équipes de taille suffisante et dans des territoires redéfinis. La recherche clinique et la production de savoir doivent être prioritaires. La recherche clinique, organisée en réseaux intégrant CHU, CHG et, pourquoi pas, établissements privés doit être développée en s'appuyant notamment sur des assistants en recherche clinique. La formation permanente, avec des ponts CHU CHG) doit permettre la formation à l'innovation et au projet technologique que nous avons évoqué. Enfin, il faut rétablir les échanges intergénérationnels, la place du compagnonnage indispensable à la formation et à la promotion de la chirurgie.
Comme dans le reste de l'hôpital, la responsabilité médicale, donc celle des chirurgiens doit être redéfinie et restaurée.

c) Développer la compétence

Celle-ci est dépendante notamment de la formation initiale et, on vient de le voir, de la formation continue. Mais la compétence chirurgicale est, également, indissociable de la masse critique de l'activité réalisée. Cette exigence de masse critique concerne le chirurgien tout autant que l'ensemble de l'équipe

C'est dire l'importance de l'évaluation des pratiques professionnelles. A ce titre, nous ne pouvons que souscrire aux propositions du rapport Nicolle sur la chirurgie présenté il y a un an.

d) Redessiner l'organisation de la chirurgie et des territoires

C'est au niveau de bassins de population et en rassemblant des équipes de taille suffisante que de projets chirurgicaux peuvent être élaborés. Un new deal devra être trouvé entre les conditions de l'exercice programmé et la prise en charge des missions de service public liées à l'urgence. Faute de résoudre les problèmes posés par cette répartition, on assisterait à une chirurgie à 2 vitesses et à 2 compétences. L'organisation chirurgicale devra définir de nouvelles règles au sein de ces territoires. On ne peut pas concevoir une organisation graduée laissant, par exemple, à des chirurgiens " moyens " la responsabilité d'activités chirurgicales " moyennes " dans des sites de proximité et concentrer les compétences et les technologies dans des lieux de référence. C'est au sein d'équipes communes, en partageant les missions chirurgicales, celles de recherche clinique, de formation... que peuvent être recherchés des compromis à la nécessaire concentration des moyens techniques et humains avec les impératifs de l'aménagement du territoire. Pour y parvenir, le partage d'informations concernant l'activité des différents secteurs opératoires est indispensable. Il pourrait se faire, au mieux, sur la base d'actes traceurs issus du PMSI telles que certaines régions l'ont déjà initié. Cette évaluation des activités est indispensable pour bâtir de nouvelles organisations. Mais cette mesure ne doit pas être utilisée comme un indicateur thermomètre servant à des comparaisons technocratiques et à des choix manichéens. La mesure de l'activité doit plutôt servir de thermostat à une véritable gestion par activité.
L'organisation par territoire pourrait par exemple associer un site référent lieu de partage de plateau technique sophistiqué et innovant, lieu de prise en charge des urgences nocturnes, lieu disposant de structures de réanimation. Des sites rapprochés de la population pourraient permettre une prise en charge des hospitalisations de seconde intention, des consultations avancées et une activité ambulatoire. L'organisation de la prise en charge chirurgicale par une équipe commune exige la mise à disposition d'un système d'information numérique et le développement de la télémédecine.

e) Statuts, activités, contrats

Le statut unique de praticien hospitalier constitue le socle statutaire commun. Il a pour légitimité d'assurer la cohérence statutaire entre les praticiens qui participent à la bonne marche de l'hôpital public. Sa pérennisation est nécessaire. Son champ pourrait correspondre au travail " de base " du PH. Au-delà, nous souhaitons que sous une forme par exemple contractuelle un intéressement soit reconnu. Ce contrat, en référence à des indicateurs de qualité et d'activité devrait concerner l'ensemble de l'équipe médicale et soignante.

F AUBART Président de la Coordination Médicale Hospitalière (CMH)
T DUFOUR Président du Syndicat des Chirurgiens Hospitaliers (SCH)


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