Entretien avec Jean-Pierre Chevènement

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Questions aux candidats à la présidentielle


1/ A propos de l'avenir de l'hôpital public: quelles priorités? quelles missions? quels moyens? quels changements souhaitables?

L'hôpital public est au coeur de notre système de soins : il en concentre les qualités et les défauts. Ses qualités, j'en ai bénéficié au plus près lors de l'accident d'anesthésie qui a failli me coûter la vie en 1998 et ce sont d'abord les qualités des femmes et des hommes qui y travaillent. La compétence, l'abnégation, le don de soi, une chaleur humaine qu'ils m'ont communiquée et qui m' a puissamment aidé à me remettre, en parallèle avec les soins techniques proprement dits.
L'hôpital public, c'est l'emblème du service public qu'on dit "à la française" mais qui pour moi a une vocation universelle : chaque citoyenne et citoyen y trouvera le meilleur des soins quelque soient ses revenus. C'est aussi le lieu de la haute technicité, de la formation de haut niveau.
Mais l'hôpital public connaît aujourd'hui des difficultés qui reflètent celles de l'ensemble de notre système de santé. Sa gestion est trop lourde, trop lente. Il est difficile pour le maire et le parlementaire que je suis de bien appréhender le rapport entre les crédits qui sont alloués et la qualité des soins qui en résulte. A qualité égale, peut-on faire des économies où en tout cas allouer les crédits de façon plus flexible pour faire face aux besoins des secteurs dont les charges de travail sont les plus lourdes ? Une meilleure organisation des soins ne permettrait-elle pas de mieux rémunérer les personnels qui sont la base de tout ? Si des augmentations de crédits sont nécessaires, se donne t-on les moyens de s'assurer que la qualité des soins en sera améliorée ? Les crédits affectés sont-ils proportionnels à la qualité et à la quantité de travail fournis ? Voilà des questions essentielles dès lors que nous ne sommes pas dans un système marchand, mais dans un système de solidarité collective. Je ne suis pas sûr que nous ayons les réponses à ces questions décisives pour l'avenir.
Je vois par conséquent des axes de changement nécessaires. D'une manière générale, il faut que les efforts de productivité et de qualité soient récompensés de façon la plus immédiate et la plus visible possible. Cela implique à mon avis la remise en cause partielle du financement au "budget global" qui a eu le mérite de mettre en fin à une inflation de dépenses sans justification, mais qui a aujourd'hui des effets paralysants. Le financement d'un établissement doit comporter une part forfaitaire pour les grandes missions mal codifiantes en actes précis :prévention, dépistage, recherche, soins complexes, et une part indexée sur l'activité réelle, c'est à dire par exemple en nombre de patients traités. Le système que vous avez, dit du "PMSI" s'approche un peu de cette démarche, mais j'ai cru comprendre que beaucoup de professionnels le trouvait trop éloigné de leur pratique quotidienne.
Il faut ensuite assouplir très fortement les procédures d'investissement et d'acquisition d'équipements lourds. Chaque établissement doit avoir dans ce domaine une plus grande liberté, charge à lui aussi de s'organiser pour que l'acquisition de ses équipements soit financée, au moins en partie, par des efforts de productivité et de meilleure organisation.
Il faut enfin une déconcentration de la gestion budgétaire interne aux établissements à l'échelle des services, des départements, où des filières de soins. Cela permettrait de rapprocher les soignants et les gestionnaires dans une coopération au plus près du terrain. En cas d'excédent de gestion, chaque filière ou service en garderait automatiquement la plus grande part pour acquérir des moyens nouveaux en personnel ou en matériel.

Je pense donc que le fonctionnement de l'hôpital public doit se moderniser pour rester le pivot de notre système de santé. Cette modernisation est indispensable pour éviter toutes les tentations et les pressions qui se manifestent pour une privatisation généralisée des soins et de l'Assurance-Maladie.


2/ A propos de la cohabitation entre médecine libérale en cliniques privés et service public hospitalier: quel équilibre et quels ajustements?

Les cliniques privées jouent dans notre système de soins un rôle important. Ce sont des structures dont le noyau repose encore dans la grande majorité sur des associations de médecins qui ont mis en commun leur patrimoine pour bâtir un outil fonctionnel, leur garantissant l'indépendance professionnelle à laquelle ils sont à juste titre fortement attachés.
Ces établissements savent souvent faire la démonstration qu'il n' y a pas d'opposition à priori entre une bonne économie de santé et une bonne qualité des soins. Enfin, ils participent efficacement à un maillage sanitaire de proximité du territoire.
On voit bien aujourd'hui la source de leurs difficultés : ces structures souvent de petite taille ont du mal à faire face au volume considérable d'investissement rendu nécessaire par les progrès technologiques et par les contraintes de la sécurité sanitaire.
Pour y faire face, certaines d'entre elles se sont récemment tournées vers la finance mondialisée et sont entrées en Bourse. Si ce mouvement, encore minoritaire se généralisait, cela risquerait de remettre en cause l'égalité des citoyens devant l'accès aux soins, favoriser la rentabilité à court terme au détriment de la qualité des soins, et mettre fin à l'indépendance professionnelle des médecins qui deviendraient des salariés des groupes financiers.
Il ne s'agit donc pas de faire seulement "cohabiter" secteur public et secteur privé : il faut instaurer une véritable synergie qui dynamise l'hôpital public et permette aux établissements privés de s'adosser à la puissance financière du public sans perdre leur indépendance. Plusieurs formules sont possibles : l'association des établissements privés entre eux, un partenariat avec le public qui peut prendre différentes formes : acquisitions communes de matériels, organisation de réseaux de soins, exercice combiné des praticiens J'ajoute qu'il me semble que c'est tout simplement aussi l'intérêt des patients !
Ces modalités doivent être négociées au plus près du terrain et des réalités locales. C'est l'un des enjeux majeurs d'une déconcentration régionale de notre système de soins, dans laquelle cependant l'Etat resterait l'arbitre et le garant de l'égalité des citoyens au niveau national.

 

3/ A propos de la démographie médicale et de la crise de recrutement des professionnels médicaux à l'hôpital public; quel niveau de numerus -clausus et quel statut pour les médecins hospitaliers?

D'une manière générale, nous avions sans doute une démographie médicale excessive à l'entrée des années soixante-dix. Mais sa limitation ne s'est accompagnée d'aucune réflexion stratégique sur les besoins sanitaires, sur la répartition entre généralistes et spécialistes, sur l'avenir de certaines spécialités aux charges lourdes et spontanément moins attractives et qui n'ont pas bénéficié des fortes incitation - en particulier financières - qui auraient été nécessaires. La logique malthusienne qui domine aujourd'hui l'Union Européenne, la démission de l'Etat devant ses missions ont fait le reste et nous nous retrouvons dans des situations absolument insensées de pénurie régionale ou de certaines spécialités médicales.
Le numerus-clausus doit donc être desserré, mais surtout, des fortes mesures incitatives doivent être prises en faveur de certaines régions et de certaines disciplines. A l'hôpital public, je pense que l'écart de rémunération avec les praticiens du privé est encore trop grand, trop démotivant, et source de vacances de postes . Des hausses de revenus doivent donc être planifiées pour l'avenir, en particulier pour les spécialités aux responsabilités et aux charges de travail le plus lourdes. Tout cela passe par un ajustement du statut national des praticiens hospitaliers et un effort financier considérable. Cela ne sera possible que par un effort en retour des médecins hospitaliers eux-mêmes vers une meilleure organisation, des efforts de productivité et de mobilité. J'en appelle à une mobilisation générale.

4/ A propos du financement et de la gestion du système de santé: quelle évolution budgétaire? quelle évolution du paritarisme dans les organismes de gestion? quelle répartition des pouvoirs dans l'administration des établissements de soins?

Il est clair pour moi que l'évolution des dernières décennies qui a vu les cotisations passer des seuls revenus du travail à l'ensemble des revenus doit être menée à son terme. L'ensemble des revenus du capital et du travail doivent contribuer à notre système de santé et de protection sociale. Cela implique une redéfinition du "paritarisme" qui ne peut plus se limiter aux seuls syndicats de salariés, et d'autant plus si le MEDEF confirme son retrait, ce que je ne souhaite pas. Il faut donc élargir davantage la gestion de l'Assurance-Maladie aux professionnels, aux associations de patients, aux élus.
Pour les établissements de soins, la guerre larvée entre soignants et gestionnaires doit cesser. Tous doivent coopérer avec leurs compétences pour redynamiser l'Hôpital. Les gestionnaires doivent être au plus près des réalités des soins, et les professionnels doivent s'impliquer davantage dans une gestion qu'ils sont les seuls à pouvoir irriguer de leur connaissance intime des besoins des patients, de l'état de la science, de leur savoir-faire. C'est l'un des enjeux de la déconcentration budgétaire interne aux établissements qui me semble nécessaire.


5/ A propos des nouvelles représentations et exigences sociales sur la santé : quelle intervention de la justice et quelle relation médecins -patients? quelle gestion et acceptation du risque? quelles règles éthiques face aux progrès scientifiques, et à la liberté individuelle?

La revendication de la part des citoyennes et des citoyens d'une meilleure information, d'une meilleure implication et d'une meilleure co-décision dans les traitements qu'on leur proposent me paraît un enrichissement de la relation entre les médecins et les patients dont le niveau de culture et de connaissance a fortement progressé dans les dernières décennies. En revanche, le recours à la justice comme voie ordinaire de résolution des conflits me paraît conduire à un appauvrissement. Il y à là la traduction dans le domaine de la médecine de la "judiciarisation" de la vie sociale qui valorise un individualisme méthodologique débouchant sur une régression de tout lien social collectif.
Cela signifie que les indemnisations des aléas thérapeutiques doivent être prévues en amont et ne pas déboucher sur des sanctions des soignants si il n' y a pas eu de faute ou négligence. Le devoir systématique d'information préalable sur les effets secondaires, même les plus rares est peut-être nécessaire, quoique je doute de son efficacité pour les patients les plus gravement atteints qui ne sont pas en état physique ou psychologique de recevoir sereinement cette information.
Elle ne peut pas devenir un pivot juridique qui régirait les relations médecins-malades, qui doivent rester basées sur la confiance. Faute de quoi on aboutira au refus de la prise de tout risque par les médecins : or il y a risque dès lors qu'on entreprend un traitement, qu'on pratique un examen, qu'on émet un diagnostic. L'autre alternative sera l'augmentation massive des honoraires médicaux pour faire face aux primes des polices d' assurance et on réintroduira par la fenêtre une médecine à plusieurs vitesses.
La médecine va sans doute connaître des développements considérables issus des avancées de la biologie moléculaire. Je veux d'abord y voir la promesse de formidables progrès, comme par exemple avec les cellules souches et je me méfie d'un discours obscurantiste. Ce qui me paraît en revanche hypothéquer gravement l'avenir, c'est l'abandon du rôle majeur que doit jouer dans ces domaines la puissance publique, expression de la volonté générale de la démocratie. C'est la privatisation croissante des découvertes scientifiques, le brevetage du vivant, la recherche à tout prix du profit immédiat qui peuvent venir menacer la sécurité sanitaire et la liberté individuelle.


 

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