LES PRATICIENS HOSPITALIERS :
Devoir de dissidence
Par Bernard LENOT, chirurgien des hôpitaux
Dans la tourmente actuelle qui secoue le monde de la Santé, aucune de
ses composantes ne possède une clé de lecture permettant d'interpréter
de façon cohérente les événements actuels: de l'administration,
en passant par les politiques, des syndicats paramédicaux aux acgireurs,
des infirmières et aide-soignants aux médecins, personne n'est
capable de projeter l'organisation des soins pour les années à
venir. Cependant, il n'est pas déraisonnable de penser que l'hospitalisation
publique restera encore pour quelques années la pierre angulaire du système
de soins: que ce soit pour la formation des générations à
venir - médecins et para-médicaux- ou comme solution de repli
pour résoudre dans l'urgence les problèmes de santé publique.
Paradoxalement, les praticiens hospitaliers qui se savent l e socle de l'hôpital
public, sentent bien que l'hospitalisation publique vacille, qu'elle est en
train de plier les genoux, sans qu'aucune solution de sauvetage ou de remplacement
ne soit actuellement visible. Devant ces réalités contradictoires,
la tentation est alors grande d'abdiquer sa raison, de se résigner à
remplir « sa fonction », de battre en retraite face aux exigences
de soins, de se rétracter sur son « pré carré ».
Et pourtant,
le péril qui menace l'hôpital public, dépasse le secteur
de la santé: avec la Défense et l'Éducation, la Santé
fait partie du tripode qui assure la cohésion sociale. Le reconnaître
est, pour les praticiens hospitaliers, la première étape à
franchir pour retrouver le sens de leur mission; oui, notre métier a
un sens. Beaucoup d'entre nous en doutent. Comment en est-on arrivé là?
Quelles sont les portes de sortie?
I - La confiance trompée des praticiens envers leur
administration
Au début des années 80, les médecins sont rendus responsabl
es de l'inflation des dépenses de soins: c'est l'excès de prescripteurs
qui entraîne l'excès de prescriptions; la diminution du numérus
clausus est donc LA solution imposée par l'administration de la Santé.
Quelques voix - syndicats médicaux, Conseil de l'ordre- tentèrent
de s'élever, en vain, contre cette vision réductionniste. On va
également développer les filières de Santé Publique
pour diminuer le nombre de médecins prescripteurs formés. En 1995,
cette idéologie ira même jusqu'à favoriser le départ
en retraite anticipé des généralistes à l'aide de
prime... En 2001, l a réalité, grotesquement prévisible,
s'impose enfin à nos administrateurs de la Santé et la filière
médicale est alors réouverte; mais trop tard pour éviter,
en 2007, la déflation brutale du nombre des médecins provoquée
par les départs en retraite. En attendant 2010-2015, l'arrivée
des nouveaux médecins, les praticiens hospitaliers seront en première
ligne pour encaisser ce choc démographique et les malades pour en subir
les conséquences.
1980-2000, l'espérance de vie des français augmente de 5 ans.
L'expérience quotidienne de chaque médecin confirme que seule
l'amélioration des soins, des techniques et des thérapeutiques,
ont permis un tel résultat. Occultant cette réalité, des
idéologies d'origine diverses - administratives, médiatiques,
politiques- vont distiller pendant ce même temps, régulièrement
dans l'opinion publique, le doute sur la qualité des soins dispensés;
L'AN AESsera une des réponses administratives à cette suspicion
permanente envers le système hospitalier. Une énergie humaine,
financière considérable va être dépensée pour
contrôler, inspecter, rapporter... à laquelle il faudra ajouter
l'énergie de chaque praticien hospitalier à qui incombera la tâche
d'appliquer des injonctions arbitraires. Aux malades de subir les conséquences
de la diminution du temps médical disponible.
1990-2000, l'obligation de résultats fait espérer aux P. H une
amélioration de leurs conditions de travail ; en particulier pour les
chirurgiens un meilleur environnement au bloc opératoire : reconnaissance
de la pénibilité
du travail, définition de normes de bonnes pratiques chirurgicales (superficie
des blocs, définitions des équipements, de l'équipe chirurgicale...).
La création de la RTT a fait exploser ces perspectives attractives. Aux
PH de réorganiser leur travail avec des moyens diminués et aux
malades de subir les effets dits « collatéraux ».
Trois exemples parmi d'autres pour illustrer le décalage qui s'est insidieusement
glissé entre les PH et l'administration de la Santé. D'un coté,
des experts idéologues de la Santé, décrivant une réalité
virtuelle, qu'ils ont eux-mêmes modélisée et qu'ils manipulent
dans tous les sens comme une imagerie 3D. En face, des médecins atterrés
qui voient se dresser une lame de fond, créée parla conjonction
de deux ondes de choc que sont le vieillissement de la population et celle des
médecins, et qui va pulvériser l'hospitalisation publique à
partir des années 2007-2010, si l'administration de la Santé continue
à se tromper de combat.
Il - L'enfermement des praticiens dans leur quotidien
Ce décalage entre l'administration et les PH n'est pas le fruit du hasard
: c'est une démarche voulue, réfléchie. Initiée
dans les écoles de santé, elle est le fruit du croisement entre
une idéologie post soixantehuitarde dépassée et la nécessité
indiscutable d'une gestion hospitalière professionnelle. Il fallait déposséder
progressivement les médecins de leur autonomie que leur conférer
leur connaissance médicale pour qu'ils deviennent simples exécutant
d'un « pouvoir central administratif ». Le remplacement des surveillantes
par des cadres de soins signifie bien la bascule du pouvoir hospitalier vers
l'administratif.
La création des « directeurs de soins » en remplacement «
des directeurs de soins infirmiers » est l'étape ultime permettant
de mettre l'Autorité de la décision médicale sous une tutelle
administrative complète.
Les praticiens ont fait preuve d'un certain lâcheté, en refusant
de se battre pour conserver certaines fonctions, tel le contrôle sur le
personnel para-médical de leurs équipes, les prérogatives
des chefferies de service qui sont devenues symboliques, l'organisation rationnelle
de leur outil de travail... Ils ont abandonné le gouvernement de l'intendance
aux administratifs en s'imaginant que l'administration ne pourrait pas influencer
leur mission de soins. Les praticiens se sont laissés enfermer dans leur
domaine d'expertise, sans se rendre compte que la modification de la gestion
de leur outil de travail finirait par modifier l'exercice de leur travail.
III - Une solution : les officiers de santé
Le gouvernement de l'hospitalisation publique rappelle celui des « républiques
socialistes ». L'infiltration de la logique administrative dans le raisonnement
médical, a été poursuivie par la création de nouvelles
fonctions, confiés à des médecins. Issus de la même
formation que leurs collègues, délaissant leurs fonctions de soignant,
ils sont devenus les relais du pouvoir administratif, en participant à
l'encadrement, à la surveillance, aux contrôles des activités
médicales: PMSI, cellule qualité, CLIN, sécurité
transfusionnelle... La perte progressive de l'autonomie du médecin soignant,
sa déresponsabilisation médicale progressive, son allégeance
de plus en plus complète « aux protocoles » ont fait perdre
aux praticiens hospitaliers le plaisir de la pratique médicale. Ils ne
leur restent plus que la contrainte de leurs devoirs, devenus alors insupportables:
gardes, commissions multiples, réunions, rapports, projets... Ils ont
alors saisi désespérément la corde que leur a tendu sournoisement
certains syndicats médicaux, : la défense de leur « conditions
de travail ».
Cette corde, glissée autour de leur cou, va permettre, à l'administration,
de tenir les praticiens, en laisse, bien court. Et nous voilà embarquée
dans la logique infernale des 48h, repos de sécurité, RTT, tableau
de service, continuité des soins qui vont désormais obnubiler
notre quotidien et gérer nos rapports professionnels. Le souci commun
de la prise en charge des patients va devenir second par rapport à l
a gestion des intérêts individuels de chaque PH. Il deviendra même
tierce dans nos préoccupations: être d'abord au service des exigences
administratives, répondre ensuite aux exigences du tableau de service
pour enfin et seulement enfin, répondre aux attentes du malade. Voulons-nous
devenir les nouveaux « officiers de santé », dont l'excellence
était d'exécuter les ordres de l'état-major? Au service
de qui voulons nous être? de nos intérêts particuliers? des
normes administratives?
IV - Le devoir de dissidence, seule sortie par le haut
Entrer en dissidence, c'est cesser d'obéir à l'autorité
établie. Mais qui représente l'autorité établie
en politique de Santé: le Ministère et l'ARH ou les CRAM, les
DRASS, les directeurs d'hôpitaux, les ascjireurs, les syndicats catégoriels,
les propriétaires des établissements à but lucratif, les
mutuelles, les politiques locaux? Qui d'entre nous peut faire une réponse
claire?
Bien sûr la situation est complexe, les intérêts multiples
et contradictoires, les enjeux financiers colossaux, les appareils administratifs
en place titanesques. L'autorité établie? Ble n'existe pas. Ou
plûtot, elle est représentée de façon informe par
la fonction publique en charge de la Santé. Ble n'a aucune légitimité
politique. L'administration de la Santé, aurait du être le garant
du maintien de la qualité des soins; elle s'est laissée griser
par son pouvoir; Au lieu d'être au service de la politique de santé,
elle a mis la pratique médicale à son service. En excluant de
principe, les médecins des décidons qu'elle prend, elle porte
une lourde responsabilité dans lasituation actuelle. Comment avons-nous
pu mettre en place RTT, 48H, repos de sécurité alors que nous
manquons de médecins? Comment avons-nous pu mettre en place les procédures
hallucinantes de stérilisation contre un risque fantasmagorique de prévention
du prion? Comment pouvons nous nous laisser tyranniser par des « procédures
de qualité » alors que l'hygiène de base -ménage,
toilettes et alimentation des malades... - n'est plus assurée correctement?
Comment accepter que les postes médicaux soient progressivement confiés
à des confrères étrangers alors que des milliers de jeunes
français ont été exclus de notre profession depuis plus
de 15 ans par un numérus clausus débile? Les praticiens hospitaliers
ne peuvent plus faire confiance à l'administration dont ils dépendent.
Cepandant, ils doivent retrouver une valeur qui fasse autorité et qui
gouverne leur activité quotidienne de soignant. Jamais le patient n'a
autant été au centre des discours administratifs, politiques,
sécuritaires. H pourtant, jamais le malade -la personne malade- ne s'est
autant éloigné du médecin. Ce paradoxe, vécu au
quotidien par nous tous, est la cause première du malaise des médecins.
Entre le malade et le médecin, se sont glises au fil des années:
le dossier informatique, le dossier transfusionnel, le consentement éclairé,
la fiche PMSI, les points ISA, le dossier de soins infirmiers, la réorganisation
actuelle des « 48H », des gardes et astreintes, des repos de sécurité.
Les exigences administratives, sensées défendre « le malade
», n'ont fait qu'augmenter la distance entre la personne malade et les
médecins soignants. De même, les fonctions hospitalières
qui font actuellement autorité sont celles qui éloignent médecins
ou para-médicaux du malade et des contraintes des soins:
médecins PMSI, qualiticiens, cadre, sécurité transfusionnelle,
infection nosocomiale...
Dans ce tourbillon actuel, il nous faut retrouver ce qui donne le sens de notre
travail : soigner. Ce sont les malades qui font de nous des médecins.
Distraits de cette évidence par toutes nos obligations administratives,
législatives, voire syndicales, nous nous étonnons de perdre notre
enthousi asme ! Contre et envers tout, l a priorité des médecins
n'a pas changé: soigner et défendre les malades Ce sont eux qui
doivent être les premiers servis, les premiers défendus. C'est
aux médecins de restituer la hiérarchie des enjeux. C'est là
qu'entrer en dissidence prend tout son sens: si une réforme nous éloigne
de notre mission première -soigner- il faut alors avoir le courage de
s'opposer au pouvoir établi, « au médicalement correct ».
À défaut de le considérer comme une exigence morale, entrer
en dissidence contre les contradictions et les errements actuels est la seule
attitude qui puisse nous aider trouver des solutions cohérentes, centrées
sur le malade, compatibles avec notre mission de médecin. ?
RTT : UN CHANTIER QUI RECLAME
AU MOINS CINQ ANS
Très sincèrement j'ai le sentiment que nous patinons devant la
quadrature du cercle.
Des très hauts, Européens, imposent à des très hauts
de niveau national, la DHOS et ses équivalents, une mesure théoriquement
intelligente, la limitation du temps de travail hospitalier à 48 heures
par semaine sans réaliser que 48 heures de dermatologie ne représentent
pas forcément 48 heures de chirurgie ou de réanimation intensive
et sans s'assurer que les conditions locales (Distribution et structure des
établissements, effectifs médicaux) sont compatibles avec une
application immédiate de la dite mesure, à peu près comme
si vous imposez une colectomie droite pour appendicite en négligeant
par ailleurs le fait que le patient est insuffisant respiratoire, diabétique
insulino-dépendant et déficitaire en antithrombine 3
On peut bien raconter tout ce que l'on voudra, si l'on maintient la carte hospitalière
actuelle avec le effectifs médicaux actuels et les exigences de qualité
des soins actuelles, la limitation du temps de travail médical (dans
le seul service public !... Le privé, lui, fait ce qu'il veut) est IMPOSSIBLE
à mettre en oeuvre. On ne peut donc travailler que sur le futur ...
Une première mesure pourrait être d'élargir
les postes d'internat qualifiant dès le prochain concours et d'augmenter
le nombre de postes dans les spécialités déficitaires.
Cela permettrait au moins la sortie dans les 6 ans à venir de médecins
spécialistes mais dont rien ne garantie qu'ils s'orienteront vers le
secteur public.
La seconde mesure consisterait à attirer les praticiensvers
le secteur public, ce qui impose au minimum une enveloppe financière,
mais aussi l'existence de conditions de travail, d'un statut et de perspectives
de carrière intéressantes.
Les conditions de travail dans un certain nombre de disciplines ne peuvent être
améliorées que par restructuration et regroupement de l'activité
sur des sites à fort plateau technique (tout en recherchant un bon équilibre
architectural et fonctionnel entre le bouiboui de chef lieu de canton et la
cité dortoir du CHU). Cette restructuration doit être élaborée
en commissions triparties (usagers, praticiens, gestionnaires) et demande une
continuité d'action de 5 à 6 ans minimum pour porter ses premiers
fruits compte tenu des implications humaines, architecturales et financières
...
Dr JN. Moreau