Données récentes de la jurisprudence
la transfusion sans consentement en cas d’urgence vitale :
par le Pr André Lienhart
chef du service d’anesthésie-réanimation de l’hôpital
Saint-Antoine - AP HP
responsable du groupe contentieux de la SFAR
Les médias ont récemment
fait état
du jugement d’un tribunal administratif en matière de transfusion
sanguine chez un témoin de Jéhovah,
sans mentionner la jurisprudence récente du Conseil d’Etat en
la matière.Ce texte
publié par la Société Française d’Anesthésie
et de Réanimation fait le point sur une question d’intérêt
éthique et pratique pour les praticiens susceptibles d’être
confrontés
à des situations comparables.
Le dilemme posé par deux obligations parfois contradictoires, le respect de la vie et celui du refus de soins, a déjà été soulevé à l’occasion de deux jugements rendus le 9 juin 1998 par la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris, concernant des témoins de Jéhovah [1]. Depuis, le Conseil d’État a rendu plusieurs décisions. Elles ne modifient pas l’argumentaire et les conclusions de l’article que nous avions publié à l’époque, mais méritent d’être connues, d’autant que, depuis la [2], la demande a évolué de l’indemnisation pour préjudice moral vers l’injonction administrative pour atteinte aux libertés individuelles.
L’échec de
la demande
d’indemnisation pour
dommage
Les décisions de la CAA de Paris analysées dans le précédent
article portaient sur deux affaires. L’une, qui concernait une transfusion
per-opératoire, était définitive en l’absence de
recours au Conseil d’État. L’autre, qui concernait un syndrome
de Goodpasture traité en réanimation médicale, a fait
l’objet d’un tel recours. Le patient, hospitalisé en CHU
pour hémodialyse et assistance respiratoire, avait déclaré
par écrit que, en tant que témoin de Jéhovah, il refusait
que lui soient administrés des produits sanguins, même dans l’hypothèse
où ce traitement constituerait le seul moyen de lui sauver la vie.
Il a cependant été transfusé du fait de la gravité
de l’anémie, ce qui n’a pas permis d’éviter
son décès. Sa veuve a alors demandé réparation
de son préjudice moral et, en appel, la CAA de Paris a refusé
de faire droit à sa demande.
Cet arrêt, disant que « l’obligation faite au médecin
de respecter la volonté du malade [...] trouve [...] sa limite dans
l’obligation qu’a le médecin, conformément à
la finalité de son activité, de protéger la santé
c’est-à-dire en dernier ressort la vie elle-même »,
a été annulé par le [3]. Celui-ci estime en effet que
la CAA a commis une erreur de droit en ce qu’ « elle a entendu
faire prévaloir de façon générale l’obligation
pour le médecin de sauver la vie sur celle de la volonté du
malade ».
Cependant, le Conseil d’État, comme il en a le pouvoir contrairement
à la Cour de cassation, a également statué au fond, et
a rejeté lui aussi la demande de la veuve. Il a en effet estimé
que le malade était dans une situation extrême et que les médecins
avaient choisi, dans le seul but de le sauver, d’accomplir un acte indispensable
à sa survie et proportionné à son état, ce qui
ne constitue pas une faute de nature à engager la responsabilité
de l’hôpital, d’autant qu’il considérait que
les transfusions sanguines administrées ne sauraient constituer un
traitement inhumain ou dégradant, ni une privation du droit à
la liberté au sens des dispositions des articles 3 et 5 de la [4].
La veuve a saisi la cour européenne de justice, qui pourrait donc être
la prochaine étape.
Les nouveaux droits
des malades
La décision du Conseil d’État aurait pu clore le débat
en France durant quelques temps mais, comme elle remonte à octobre
2001, une discussion s’est ouverte sur les conséquences en la
matière de la relative au droit des malades [2]. Il est évident
que le Conseil d’État connaissait le contenu de la future loi
au moment de sa décision. Il apparaît également que la
question du refus de soin n’est pas nouvelle. En la matière,
le contenu de et celui de la (Art. L. 1111-4.) n’est pas fondamentalement
différent.
Mais le fait que ces dispositions passent du cadre réglementaire (un
décret) à celui d’une loi est important d’un point
de vue juridique, car ceci en fait un droit de la personne. En cas de contestation,
sont ainsi offertes d’autres possibilités d’action que
la seule responsabilité pour dommage, précédemment utilisée,
et sans succès. Ce droit de la personne a été invoqué
dans une affaire récente, portée devant les juridictions administratives
et finalement le Conseil d’État.
L’échec de
l’injonction
administrative pour sauvegarde d’une liberté fondamentale
Une jeune patiente, majeure et capable, a subi dans un CHU une intervention
de chirurgie orthopédique dans les suites d’un traumatisme. Témoin
de Jéhovah, elle refusait l’administration de tout produit sanguin,
hormis l’utilisation d’une autotransfusion peropératoire
du sang récupéré et filtré. Le saignement postopératoire
s’est accompagné d’une anémie profonde malgré
l’administration régulière de fer par voie intraveineuse,
d’érythropoïétine recombinante humaine et l’arrêt
de tout médicament pouvant altérer l’hémostase.
Le 5 août 2002, alors que son taux d’hémoglobine était
à 3,8 g/dl (vérifié à 3,7 sur l’autre bras),
elle était tachycarde, hypotendue, polypnéique et en sueurs,
mais maintenait son refus. Après avis de son chef de service, l’anesthésiste-réanimateur
de garde a décidé de transfuser la patiente de deux concentrés
globulaires, alors qu’elle était encore consciente. Avant la
transfusion, l’administrateur de garde en a été prévenu,
puis le procureur de la République. Ce dernier a rappelé les
textes relatifs aux libertés individuelles et à la non-assistance
à personne en péril, sans souhaiter interférer avec la
décision médicale. Après obtention d’un taux d’hémoglobine
à 6,2 g/dl et amélioration clinique, il n’y a pas eu d’autre
transfusion. La patiente et son entourage, prévenus de la transfusion,
ont aussitôt déclenché une action en justice.
Avec l’aide de sa sœur, « personne de confiance » au
sens de la [2], la patiente a demandé le 7 août 2002 en référé
au tribunal administratif « d’enjoindre au centre hospitalier
universitaire […] de ne procéder en aucun cas à l’administration
forcée de transfusion sanguine sur la personne de Mme […] contre
son gré et à son insu. » L’argument était
qu’il s’agirait d’une atteinte grave et manifestement illégale
à l’exercice des libertés fondamentales et notamment du
principe de consentement aux soins et de la liberté de conscience et
de religion. La demande de référé se réclamait
de l’application de [5] qui prévoit que le juge se prononce dans
un délai de quarante huit heures. L’illégalité
alléguée en la circonstance était le non-respect des
dispositions de la loi du 4 mars 2002 [2]. Le jugement du tribunal administratif
a été rendu le 9 août 2002 ; il ordonne : « il est
enjoint au centre hospitalier universitaire […] de s’abstenir
de procéder à des transfusions sanguines sur la personne de
Mme […]. Cette injonction cessera de s’appliquer si Mme […]
venait à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu
un pronostic vital. » La patiente et son entourage ont aussitôt
présenté une requête au juge des référés
du Conseil d’État.
Celui-ci a réformé la décision par une ordonnance en
date du 16 août 2002, qui précise : « Avant de recourir,
le cas échéant, à une transfusion dans les conditions
indiquées… [situation extrême mettant en jeu un pronostic
vital], il incombe aux médecins du centre hospitalier universitaire
[…] d’une part d’avoir tout mis en œuvre pour convaincre
la patiente d’accepter les soins indispensables, d’autre part
de s’assurer qu’un tel acte soit proportionné et indispensable
à la survie de l’intéressée. » L’argument
pour maintenir cette possibilité d’exception en cas d’urgence
vitale est que « le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il
se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un
traitement médical revêt le caractère d’une liberté
fondamentale ; […] toutefois, les médecins ne portent pas à
cette liberté fondamentale, telle qu’elle est protégée
par et par celles de, une atteinte grave et manifestement illégale
lorsqu’après avoir tout mis en œuvre pour convaincre un
patient d’accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans
le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et
proportionné à son état […] ».
Conclusion
Le cas jugé en octobre 2001 l’avait été avec toute
les précautions et la lenteur d’une procédure «
au fond » en vue d’indemnisation (près de onze ans entre
la transfusion et la décision du Conseil d’État), alors
que celui d’août 2002 a été jugé avec toute
la rapidité, l’urgence même, d’une procédure
en « référé-liberté » (onze jours
entre la transfusion et la décision finale). De ce point de vue, il
n’est jamais inutile de rappeler que le revient à la personne
qui s’estime victime [6]. Quoiqu’il en soit, le Conseil d’État
montre une grande constance sur le sujet. D’une part, face à
la contradiction entre les deux devoirs (le respect de la vie et celui du
refus de soins), il insiste sur l’impossibilité de faire prévaloir
de principe l’un sur l’autre. Il serait donc erroné de
voir dans ces décisions la marque d’une préférence
envers l’attitude médicale la plus classique. D’autre part,
il précise les conditions dans lesquelles le choix du médecin
d’avoir privilégié son devoir de sauver la vie n’est
pas fautif : tout a été mis en œuvre pour éviter
la transfusion ; tout a été fait pour tenter de convaincre le
malade d’accepter le soin ; il n’existe pas d’alternative
thérapeutique ; le traitement est proportionné à l’état
du patient. Les limites sont donc bien précisées.
Encore faut-il faire valoir ses arguments devant le tribunal. Ainsi, à
propos d’une accouchée qui avait été transfusée
en réanimation, le tribunal administratif de Lille a ordonné
le 25 août 2002 l’injonction de ne pas procéder à
des transfusions contre la volonté de la patiente (après qu’elle
fut guérie), car il ne disposait d’aucun élément
tendant à montrer qu’il existait un danger immédiat pour
sa vie : l’hôpital de Valenciennes n’était apparemment
pas représenté à l’audience, contrairement aux
témoins de Jéhovah. L’appel est en cours mais la leçon
est claire : la procédure ne doit pas être négligée.
Enfin, il est à noter que la seule jurisprudence disponible est administrative,
aucune affaire de ce type n’ayant été traitée au
niveau des instances suprêmes en matière civile ou pénale
(les différentes chambres de la Cour de cassation). En matière
pénale, il convient de rappeler que ne prévoit pas d’exception,
fût-elle médicale : « Sera puni… [de cinq ans d’emprisonnement
et 75 000 euros d’amende] quiconque s’abstient volontairement
de porter à une personne en péril l’assistance que, sans
risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son
action personnelle, soit en provoquant un secours ».
Ces lignes ne sauraient donc préconiser de principe une attitude générale
plutôt qu’une autre, chaque cas devant être examiné
individuellement. Elles visent à améliorer la compréhension
des arguments juridiques utilisés dans de tels cas, avec leurs conclusions.
En effet, quelle que soit la décision prise, elle peut devoir être
justifiée devant un tribunal, auquel il faut faire parvenir ses arguments
en temps utile.
Note : Ce texte, diffusé en urgence sur le site internet de la SFAR (www.sfar.org) dès le 7 septembre 2002, viendra compléter les pages « Formation- Information » des Annales Françaises d’Anesthésie et de Réanimation